Atelier du 3 novembre

jeudi 6 février 2014, par Webmestre

Funérarium

Andrée, la mère

quand elle m’a échappé je l’ai senti
dit elle le regard élargi éperdument fixé sur le corps figé glacé gavé repu boursouflé métastasé de cancers chimiothérapisés de sa fille Nicole débordant presque d’ un cercueil de bois clair et vernissé posé sur un lit recouvert de velours bordeaux au fond du salon-sanctuaire Paul Cézanne de la maison funéraire

sa fille lui a échappé comme quand elle avait quatre ans et qu’elle ne voulait pas lui donner la main pour traverser les rues

cette fois je ne vais pas la rattraper pour la fesser parce qu’elle a désobéi
elle m’a échappé
elle voulait toujours tout faire toute seule
elle s’échappait de la maison pour jouer dans la rue et moi je passais mon temps à courir après

Andrée se rassoit devant le cercueil tapissé de satin ivoiré comme à l’intérieur de ces berceaux d’enfant du 19 ème, la bercelonnette.
digne droite admirable
des larmes discrètes inondent son beau visage de quatre-vingt deux ans flétri ravagé
ses mains aux jointures blanchies s’étreignent
en résistance

elle voulait toujours s’échapper elle m’ a joué des tours pendables elle ne tenait pas en place
Sœur Monique me l’a dit encore cet après-midi
elle a vu le faire-part du décès dans le journal
elle s’est déplacée de Rennes
elle n’aimait pas l’école ma fille elle préférait les balades en Solex
elle a eu un CAP de comptabilité pourtant

ça lui a bien servi
je voulais qu’elle sache faire ses comptes au moins
je ne pouvais pas attendre son père il était tout le temps sur la route à vendre sa vaisselle de porcelaine et ses verres en Saint Louis il rentrait le samedi mais lui parler de ce qui c’était passé dans la semaine …Pfff

ce matin l’infirmière a téléphoné
quand les infirmières téléphonent c’est pas bon signe
je me suis précipitée elle respirait très fort j’ai pris sa main
je l’ai senti le petit serrement léger un effleurement je l’ai senti j’en suis sûre
puis plus rien
c’est là qu’elle m’a échappé

tout tourbillonne autour de cette mère éplorée assise debout assise debout pour recevoir le défilé des spectateurs
elle met dans la mort de sa fille unique tout ce qu’elle peut d’énergie de forces de courage d’honorabilité de distinction d’élégance
pas d’ apitoiement pas d’ effondrement en sanglots bruyants
elle tiendra bon jusqu’au bout du bout en prenant soin de dérober pour l’éternité sur le corps de Nicole tel un mirage un imaginaire et irréel soupçon de respiration
dernier signe de la vie qu’elle a donnée

j’ai l’impression qu’elle respire encore

Jean-Yves, le mari

j’ai choisi le plus grand salon dit-il ficelé dans une veste de cuir marron bien patinée qu’il n’enlèvera pas qu’il porte comme une armure ou un bouclier protecteur des coups de boutoir de la douleur du chagrin qu’il faut empêcher d’entrer ou de sortir

la famille est grande on ne se voit jamais mais là tout le monde va v’nir
même ceux qui sont fâchés d’puis des années
j’ai une sœur j’ l’ai pas vue depuis quinze ans dame oui
tous les jours elle passe devant la ferme elle s’arrêterait pas penses-tu
c’est comme ça
attends moi aussi j’ suis têtu

faut qu’ils aient tous où s’asseoir
là c’est nickel les fleurs tout les tentures les bougies
la classe
j’ suis content
à Louvigné va falloir qu’ils s’alignent pour arriver à faire aussi bien
y a que l’ cimetière qu’est bien là-bas
un nouveau cimetière
tout neuf avec une tribune comme dans les stades de foot pour qu’on s’abrite pendant les dernières prières
fait toujours froid dans les cimetières faudra vous couvrir demain
il est à peine sec le caveau forcément on n’avait pas prévu si tôt
hier au soir j’ suis retourné à la lampe électrique pour voir si tout était en ordre
j’ veux que tout soit bien

on mettrait bien une bougie allumée en attendant l’ monument
j’ sais pas où on peut acheter ça ni comment ça marche
vous en pensez quoi les gars
ça marche sur pile
ah bon
c’est pas solaire

j’aime bien quand les gens écrivent dans l’ registre qu’est là à l’entrée avec les images
j’aime bien savoir qui c’est qu’est v’nu
si on a laissé un mot
ça fait du bien les mots quand on les lit le soir avant d’ partir
on s’dit
y sont v’nus eux
j’aurais pas cru

il est volubile Jean-Yves il parle fort il déverse sa peine avec ses mots à lui que certaine policée de surface moque et dénigre parce qu’il est de la campagne
il est vrai authentique brusque
presque brutal
il parle nu
il parle juste
sans fioritures emberlificotées d’hypocrisie
elle fait du bien la pureté la nudité la rugosité rurale de son langage façonné aux pis des vaches laitières des coups de têtes des cochons dans les chaudrons de patates bouillies
on est sûr que le chagrin est à la mesure de la violence de ses mots saccadés qui nous bombardent nous mitraillent en rafales à tout va
une bouffée d’air campagnard qui sent la paille le foin et le trèfle frais dans le confinement clair-obscur de la Maison funéraire qui met la mort en scène sur un fond de commerce lucratif avec notre assentiment

tout le monde s’assoit sur des chaises de salle des fêtes pliantes alignées
spectacle de salon
une invisible régie diffuse en sourdine une musique orientale dépaysante et suave que l’on entend aussi dans les salons des esthéticiennes maquilleuses et épilatrices, dans les ascenseurs, chez Ikéa pendant la asiatique ou encore dans les rayons surgelés des grandes surfaces
on aligne tout

dans la pénombre on contemple la scène pendant d’interminables minutes
silence
le langage humain insuffit
les trois coups ne résonneront pas
le rideau-tenture alourdi de franges dorées est déjà ouvert derrière l’échappée pour laisser apparaître un crucifié pantelant frotté au Miror
la pièce de salon qui se joue est un drame familial banal
la même dans les salons d’à côté
le salon Gauguin
le salon Van Gogh
les acteurs uniques se ressemblent tous
ils sont sans voix
ils disent vrai en ne disant rien
ils jouent bien maquillés allongés sur des lits-brancards à roulettes réfrigérés
un drame en un acte aux trois unités respectées
l’action le temps le lieu
ils ont le beau rôle pendant quatre jours
il n’y aura pas d’entracte
des spectateurs se donnent le tour passent la porte attristés pour quelques instants
ils s’en vont ensuite vers d’autres spectacles pitoyables qu’ils pensent d’importance capitale
un metteur en scène vêtu de noir et cravaté apparaît parfois
demande si tout va bien

tout le monde défile,
ceux de la ville bien droits
ceux de la campagne souvent pliés en deux à force de se courber vers la terre nourricière
tous reconnaissables à leur allure
leurs vêtements de marque ou bon marché
leur maquillage leur coiffure leur bijoux arborés
leurs traînées de parfum
on fait vite le tri entre les intimes de l’échappée et ceux qui passent par politesse
ils bénissent le corps exposé à grands coups de goupillon qu’ils trempent dans un pot laitonné brillanté au Miror dans l’ harmonie du crucifié

le visage de l’actrice beurré de fond de teint camoufleur s’emperle d’une parure de gouttes de rosée nacrées étincelantes sous la lumière des faux cierges dont les ampoules de verre basse tension tremblotent une flamme électrique économisée
les acteurs n’ont pas droit à leur visage de mort
le maquillage est obligatoire comme au théâtre ou à la télé avant d’être interwievé
il faut être mort sans en avoir l’air
et le drame tourne à l’absurdité

va jamais y’avoir assez d’eau bénite
dit Jean-Yves en regardant le fond du pot suspendu au pied du lit
il surveille tout l’œil sec la voix assurée organisatrice
il rentre et sort en coup de vent du salon Paul Cézanne
avale un deux trois cafés sans sucre ou avec

pourtant il doit être en miettes
ça fait des mois qu’il prend soin de Nicole
qu’il va à Rennes
qu’il en revient
qu’il y retourne
plusieurs fois par jour
à folle allure au volant d’une Audi surpuissante intérieur de cuir capitonné

j’ai fait d’ la route pour la faire manger
mange mais mange que j’ lui disais tout l’ temps
fallait que j’ sois là sinon elle n’avalait rien
c’était pas comme ça qu’elle allait s’en sortir

il tempête
c’était queq’chose

il est comme ça Jean-Yves chez lui à la ferme de Brémorin dans le bocage de Louvigné du Désert il nourrit ses bêtes pour qu’elles soient belles en bonne santé le poil lustré l’œil vif
un bête qui mange est une bête qui va bien
Nicole fallait qu’elle mange aussi comme les poules ou les vaches ou les lapins
si elle mangeait elle survivrait à cette maladie immonde qui l’a rongée dévorée déformée épuisée en quelques mois et se repaît encore de son jeune cœur arrêté

toutes façons y’avait qu’avec moi qu’elle mangeait fallait mon autorité sinon rien
j’ les ai faits les kilomètres tous les midis et tous les soirs mais ça c’est rien
ça m’a pas paru penses-tu

c’était sa façon d’espérer à Jean-Yves
pour lui elle valait le coup cette connerie d’espoir complètement insensé

ça va aller si tu manges
mange donc

juste ça
un entêtement violent déterminé qui prend source dans les profondeurs de la terre labourée un entêtement violent face à l’ inconcevable l’inacceptable
qui l’emmena comme un fou jusqu’au premier matin du dernier jour vers Nicole

Nicole qui s’est échappée ce matin

JM novembre 2011