Tu tournais le coin de la rue...

vendredi 24 avril 2015, par Frédérique Niobey

Tu tournais le coin de la rue Jonas lorsque je t’ai vu. Que faisais-tu là en juin, en plein jour ? J’étais si étonnée que je t’ai suivi sans réfléchir, sans rien dire à personne, fascinée, aimantée par la couleur de ton manteau et de ton bonnet incongru en cette saison. Tu as traversé le terrain vague à grandes enjambées, comme si tu avais des bottes de sept lieux. Tu semblais pressé. Tu n’avais pas l’air de te rendre compte que je te suivais. Moi, je devais courir pour ne pas te perdre de vue quand tu as tourné dans l’allée des lilas. Arrivée rue des jonquilles, je me suis figée, la bouche ouverte. Tu étais là, entouré de lutins verts, de plusieurs Batman tout de noir vêtus, de princesses en hennins.
J’avais oublié la fête costumée, normal à 5 ans, on croit encore au Père Noël !

Françoise

"Tu tournais le coin de la Rue des lilas lorsque je t’ai vue. Nous nous étions parlés une seule fois dans ce petit jardin entre les HLM que j’avais trouvé si laid et que tu m’avais décrit si beau. Tu es la gardienne de ce jardin, ce bout de terre entre deux dalles de béton, cette oasis qui paraît si désirable lorsque l’on est un parisien assoiffé de verdure et si pitoyable pour n’importe qui d’autre. Tu m’as dit qu’il avait été racheté, que des hommes pouvaient venir à tout moment le détruire à coup de bulldozer, et que tu allais te battre pour que ça n’arrive pas. On aurait dit une fourmi qui mord l’humain pour protéger sa pauvre miette de pain avant de se faire écraser. Ça m’a fait rire. La pauvre petite fourmi de la Rue des Lilas qui héberge des chats chez elle, qui protège son jardin et qui se bat contre des bulldozers."

Théo

"Tu tournais le coin de la rue des Jonquilles lorsque je t’ai vue. Tu venais de la gare de Lizy-sur-Ourcq toute proche. Venais-tu de l’Est, de Château-Thierry, de Charleville-Mézière, pays de Rimbaud ? Venais-tu de l’Ouest, de Paris et ses lumières ?
Croulant sous le fardeau de tes valises, tu semblais pressée, préoccupée, concentrée.
Je t’ai suivie d’abord du regard, puis, intriguée, j’ai décidé de faire un bout de chemin avec toi, à bonne distance, discrètement, pour essayer de découvrir ton histoire ou du moins, de l’imaginer...
Tu as descendu la rue des Campanules, moi toujours sur tes talons, et nous sommes arrivés en vue des entrepôts Gobet. Tu as poursuivi ton chemin, imperturbable, marchant comme sur un rail, ne prêtant aucune attention aux bruits que faisaient les ouvriers en frappant sur les enclumes.
Tu as ensuite bravé le flot des camions lancés à vive allure pour traverser la Grande Rue (les camions n’ont jamais respecté la limitation de vitesse à cet endroit du village). Même cela ne semblait éveiller aucune émotion en toi. Je ne te voyais que de dos, mais à ta démarche, j’imaginais ton visage fermé, froid.
Tu es montée en direction de la place de l’église. J’avais deviné. Tu te rendais à l’école. Tu étais la nouvelle directrice.
Je compris alors que cet air sérieux et concentré que j’avais pris pour de la tristesse ou de la dureté n’était en fait que de l’attente, de l’interrogation, l’anxiété de faire face, bientôt, à de nouveaux élèves, à de nouvelles aventures."

Lisa