Il s’agit de...

mardi 9 février 2016, par Frédérique Niobey

Il s’agit de lire Marie-Hélène Lafon pendant trente minutes, d’échanger à partir de cette première lecture, puis d’entendre la lecture à voix haute d’un texte de l’auteur qui évoque sa première lecture de Claude Simon, avant soi-même d’écrire un texte, commençant par Il s’agit et relatant son expérience de lecteur.

Texte de Marie-Hélène Lafon : (début, extrait de Avançons dans Chantiers)

Première image, première date, 1985, c’est du cheval, un morceau de cheval dans la nuit mouillée, de la matière et du temps.
Pas un cheval, un morceau de cheval, de la viande vivante et chaude, une croupe luisante, entre le fauve et l’acajou, une croupe de bête haute qui balance et avance dans la nuit mouillée, et ça ne finit pas, ça s’enfonce dans la glu noire du temps, on n’en sort pas ;
je n’en sors pas, c’est en 1985 et je lis Claude Simon pour la première fois, je commence par La route des Flandres, et je mâche du cheval, je mâchouille, ça ne passe pas, ça commence mal, ou plutôt rien ne se passe rien ne commence ;

Nos textes

Il s’agit d’ un pays où chacun, homme ou bête, a un rôle bien défini.

Chaque vie est une alchimie entre son lot de devoirs et les caractères, les forces et les faiblesses, la personnalité qui vont influer sur la façon de faire la part qui lui incombe.

Dans ce pays, la tradition est la seule règle qui organise tout et tous et ne saurait être transgressée.

C’est la vie dans une ferme traditionnelle du Cantal
une vie austère et simple mais où « on riait beaucoup dans cette ferme, souvent »

la vie était facile à comprendre
à hauteur d’homme et de ses sens,
du bon sens,
proche de l’autarcie peut-être.

A des années-lumière de notre vie complexe, multi connectée et mondialisée.
C’était un autre univers
et pourtant c’était la vie normale ici il y a quelques dizaines d’années encore.
Caroline

Il s’agit des grenouilles. Mais comme Marie Hélène a choisi comme titre à son histoire "brasse coulée" on s’attend à étudier avec soin tous les mouvements compliqués que chacun s’évertue chaque semaine à faire le plus parfaitement possible dans la piscine municipale : crawl, papillon, nage sur le dos, brasse et brasse coulée. On y arrive...
Brasse coulée, c’est moi devant la consigne. Touchée, coulée... Touchée non par la grâce, une grenouille ce n’est pas bien gracieux... Coulée, tu as déjà essayé de faire couler une grenouille... Alors, tu passes à autre chose et tu repenses à ta tirelire, mais tu es à nouveau devant une impasse car ta tirelire à toi, celle que tu as encore cachée dans un placard, ce n’était pas une grenouille.
C’était un écureuil avec une fente bien placée sous la queue. Normal, direz-vous, d’avoir une fente sous la queue...Mais comment font les grenouilles, elles qui n’ont pas de queue.
Alors tu cherches autre chose. la différence ; les grenouilles on les mange, les écureuils seulement exceptionnellement, mais un point comment : attraper une grenouille ou un écureuil même combat.
Alors tu passes à l’histoire suivante : le tour de France.
Tu te dis que cela va être bien plus facile. Tu te cales dans un fauteuil, les yeux rivés sur l’écran (car chez toi, on le regarde, on ne lui tourne pas le dos ) Les images défilent : l’Alsace et ses spécialités : cuisses de grenouilles au riesling, puis ne manquez pas de participer au jeu proposé par la télé, il y a une grosse tirelire en jeu...
Stop ! Tu voulais brasser mais voilà que tu rames...
Change d’histoire ! La prochaine est pleine de promesses, son titre : Le corset.
"Je vois le corset, c’est une chose insensée, posée là, une chose rose très rose "
Que vas-tu en faire ?
Josiane

Il s’agit d’ une marionnette douce qui préfère les bêtes aux gens puisque les gens sont bêtes et que les bêtes ne sont pas gens.
C’est une marionnette sans mots dits mais beaucoup pensés. C’est une marionnette accroché à ses fils peu tendus à la vie des paroles.
C’est une marionnette au fil discordant et craquant. Elle pense des choses à l’abri. Sa bouche dessinée par l’artiste a perdu le sourire aux yeux des autres, son sourire intérieur brille de mille petits espoirs, à quoi bon les raconter, ils ne seraient pas compris.
Marionnette, débusquée, elle ne le sera pas !!!
C’est une tranquille marionnette, doucement elle observe avec ses yeux inanimés le monde qui tourne en rond.
C’est une marionnette animée par le regard qu’on lui porte, le sien lui importe si peu.
Laurence

Il s’agit d’ Annette. Annette qui découvre la famille, la ferme, la vie de Paul. De ce fait nous découvrons en même temps qu’elle ce microcosme, ses règles, ses non-dit, les rapports entre les uns et les autres par petites touches grâce à ce récit de la vie quotidienne, de ses événements. Nous suivons Annette dans ce monde où la parole est rare. On dit cependant, les choses essentielles mais on ne parle pas de soi, de son ressenti de ses pensées.

Les mots coulent comme dans une conversation, un sujet en entraîne un autre. Le récit est fluide, on en oublierait presque ce qui en a suscité le début. Les personnages, les événements, les retours en arrière s’enchaînent, se précisent, prennent de la profondeur sans à coup. Marie-Hélène Lafon ne plante pas le décor, n’explique pas, ne décrit pas. Elle suggère , elle nous donne à sentir l’atmosphère. Elle déroule son récit comme on déroulerait une toile avant de l’installer sur un cadre. Pourtant les mots sont précis, les expressions riches, les phrases travaillées. Ainsi les images et les sensations arrivent instantanément à l’esprit.
Françoise G

Il s’agit du bibliobus, vieille camionnette colorée, bariolée, bringuebalant son trésor de culture, de poésie, de littérature, chargé de la mission improbable de transporter la connaissance, l’évasion, la lecture, au sein du giron paysan.
Il est épié, dévisagé le bibliobus. On le soupèse d’un regard méfiant. Sa provocation criarde dérange. Qui s’y aventure et ose le pénétrer, semble trahir sa condition de travailleur manuel, de vrai bosseur, de laboureur, de cals brunis au creux de larges mains.
Le bibliobus, ventre chargé d’histoires, gavé de récits, est porteur de tentations extra-campagnardes : cet effronté, destiné à l’instituteur et à ses élèves, s’est immiscé, peu à peu, pernicieux, parmi les jeunes oisifs, les cerveaux mécréants, affranchis du monde paysan.
La vieille guimbarde contagieuse, trimballerait ses bouquins virus, répandrait le savoir, dévaliserait les hameaux de sa jeunesse, assècherait les vocations agricoles, dilapiderait l’héritage paysan.
Nadine

Il s’agit de différents mondes selon Marie-Hélène, bâtis comme des corps, évoluant dans le décor des saisons :
le monde des paysans, le monde des enfants, le monde des femmes, le monde des hommes, le monde animal, le monde de l’école, les gens du cru, les propriétaires, les terriens, les pièces rapportées et les étrangers d’ailleurs, les jeunes, les vieux, la religion.
Le comportement, la régulation, la modération, la production sont soumis au rythme des saisons.
Le monde, le pays, le territoire, chaque chose à sa place.
Le bon sens paysan s’impose et fait loi, une évidence. Un pays existe, cohabite, vit côte à côte, chacun a son monde. Il y évolue, régresse, se bat, transgresse, ritualise... Les mondes se s’opposent pas : ils peuvent s’ignorer comme s’accorder, ils peuvent se télescoper, s’affronter, s’isoler, se moquer, s’effrayer ; Dans tous les cas les mondes se gagnent : c’est un vrai travail, un labeur de chaque jour comme les corps qui s’entretiennent, se parent, se cachent, s’émoustillent, s’apprivoisent...
Un monde où on nomme pour tenter de vivre, survivre, subsister à l’arrogance des saisons : elles nous séduisent.
On effleure, on effeuille, on touche Lafon et l’envie de lire découvrir son monde, à fond !
Stéphane

Il s’agit de la couronne en vieux verre blanc dépoli étoilé de résidus drosophiliens, de la suspension réglable. Elle réveille de sa pâle lumière, les repas onomatopéiques du soir.
A la lecture, on n’entendra pas un mot, juste les grands schlups de la soupe avalée goulûment, réparation des corps, réchauffement des cœurs, dans ce simulacre de convivialité.
Le pain déjà tranché par le maître au bout de la table et distribué chichement craque dans les bouches ou se déchire entre les doigts musclés, malhabiles.
Le champ lexical de la lumière permettra à l’auteur d’installer une atmosphère particulière …
Le halo fragile donne à chacun l’occasion d’atténuer l’aspect rubicond de faces confrontées quotidiennement aux rigueurs du temps .Les hommes silencieux mâchent, avalent tendent le doigt vers l’objet convoité, sel, vin et consciencieusement les femmes s’affairent, coupables de n’avoir su anticiper la demande.
Plus tard après le repas, la suspension sera abaissée pour apporter un surplus de visibilité dans cette pièce noire, noire du bois massif des meubles rustiques, noire de la suie de la cheminée, noire de l’étroitesse des fenêtres qui auraient pu leur servir « la lune » à table. Une fois la toile cirée bien nettoyée, débarrassée de toute trace de ce repas seulement « nécessaire », un tapis de cartes sera déroulé et avec autant d’enthousiasme qu’auparavant, chacun prendra sa place, la même, pourquoi changer ?
On distribuera les cartes, toujours du bout de la table pour le premier tour. Les mouches indemnes des rubans adhésifs assassins qui pendent çà et là au plafond, poursuivront leur œuvre de décoration de la suspension y déposant peut-être de leurs pattes des ersatz de bouse de la pièce voisine où l’on entend les vaches s’ébattre.
L’odeur, compagne fidèle, de l’étable se mêlera aux fumées récalcitrantes du Cantou. Tout sera à sa place, les assiettes séchant sur l’évier, la cafetière sur le poêle, chauffant son liquide caramélisé, l’assiette de biscuits, un par personne, posée là, sans que quiconque n’ose s’emparer du premier.
Sous la suspension quelques paroles s s’échangeront peut-être, à propos du temps de demain, des vêlages à venir. Peut-être même qu’on évoquera les mœurs dissolues de la femme de ce voisin qu’elle quitte, lasse de la lassitude.
Et concentré sur son jeu, chacun alors rêvera peut-être d’un ailleurs, d’un mieux.
Ghislaine

Il s’agit de deux vieux qui vivent ensemble, comme un vieux couple, l’homme toujours assis au même endroit, à sa place, et la femme qui rumine ses rengaines, qui ramone comme il dit.
Dans cette maison devenue trop grande depuis la mort du frère et de la mère, on y vit en bas, on n’ouvre plus les fenêtres à l’étage. On ne l’apprend pas tout de suite, on le découvre au bout de quelques pages, ils ne sont pas mari et femme, ils n’ont jamais marié, c’est le frère et la sœur. Ils ont toujours vécu là, où rien ne bouge, rien ne change.
Elle aimerait remplacer les deux bancs , vides et longs, par des chaises, il ne veut pas.
Laisser tout comme avant.
À la mort de la mère, elle a quitté sa chambre à l’étage pour s’installer en bas, dans l’alcôve, dans la chaleur de la cuisine. C’est là qu’est né le père de la mère, l’unique fils de ses parents qui avaient acheté la ferme. Un homme avisé qui goûtait le confort du corps. Elle prend cette place maintenant que la mère est morte car la mère n’aurait pas voulu qu’elle y dorme : on devait dormir dans une chambre, chacun dans sa chambre.
Elle porte les vêtements de sa mère, elle les a lavés, lavés et relavés pour en ôter l’odeur. Ils sont tristes et gris. Elle regarde avec envie le linge coloré qui sèche sur la corde dans la cour des voisins. Elle ne dit rien, elle pense, elle rumine. Le temps s’est arrêté ici. La mère commandait. Elle est morte mais ses paroles flottent encore dans la maison. Que vont-ils devenir sans la mère disaient les gens le jour de l’enterrement.
Continuer à vivre ici, comme avant, jusqu’à la fin.
Catherine

Il s’agit du mot « parigot ».
Rencontré dès les premières pages du livre « Les Pays ».
Plongée instantanée dans la ruralité de Marie-Hélène Lafon.
Cette campagne décrite est la mienne. Les bêtes, je les soigne. Je les garde dans l’herbe grasse de la Devise. Je les trais, assise sur un trépied. Dans la baratte de bois verni, je verse le lait mousseux et fumant. Il pleuvine noir aussi. Les vaches portent des noms, la Brunette, la Roussette, la Ronchonne, la Câline.
La Coquette, c’est la jument de l’oncle Amand.
Lorsqu’ arrive l’eau courante, au début des années soixante, le robinet se fixe dans l’étable, pas dans la « carrée » au-dessus de la terre battue.
Parfois, en habit du dimanche et entre deux traites, on va voir la mer jusqu’au Mont Saint Michel .C’est toute une affaire ! C’est exceptionnel !

Parigot ! Parigote !
On leur balance ça à la goule aux filles du village enlevées le jour de leurs douze ans ou de leurs quinze ans. Elles montent à Paris justement, en Hochkist capitonnée, garder les enfants des riches granitiers. Ils ont deux maisons, une à St Brice et l’autre aux Buttes Chaumont. Service finit, elles rentrent au pays les Bécassines sans bouches. On n’a plus besoin d’elles. Les enfants ont grandi. Elles sont devenues jolies, élégantes et raffinées.
Trop belles dans leurs toilettes soignées !
On va leur faire payer ça.
Parigot, tête de veau ! Parisien tête de chien
T’as vu la Parigote ! Qu’on leur dit avec beaucoup dédain, avec beaucoup de mépris, après la Grand-messe, le dimanche midi.
Mais ça les fait rire jaune ceux-là qui ricanent. Ils les regardent avec envie les filles redescendues de la capitale. Des étrangères qui ne sont plus d’ici. A croire qu’elles ont trahi.
Tout de même, s’ils avaient su, ils seraient partis aussi. Ils sont restés au cul des vaches. Commis de ferme. C’est comme ça qu’on dit et c’est pour la vie.
Marie-Hélène et moi, on est Pays.
On vient de ce monde-là. Du parfum des crêpes démêlées, du lard rôti et des ramaougeries de pommé, des foins, et du colza fleuri, du parfum du tas de fumier que les poules grattent dans la cour pas encore bitumée, du parfum des mottes de terre labourées, du monde de la jalousie ensabotée aussi, de la mesquinerie, de la méchanceté mal contrôlée, et des clôtures qui se sont barbelées.

Jacqueline M

Il s’agit d’ un homme simple au prénom ancestral « Joseph ». De sa vie dans un monde aux parties détourées comme un vitrail. Pas de dégradés, des aplats de couleurs aussi nombreux que nécessaire. Tout est lié, mais sans nécessité, simplement par coexistence, des existences qui interfèrent de façon quasi ritualisée. Les coexistences laissent la liberté à chacun d’une histoire propre. Les rituels maintiennent la cohésion de ce monde.
Le texte se déroule comme une journée : un enchaînement de choses, toutes utiles au résultat final. Le temps du vêlage, celui des foins, celui des semailles, celui de la traite, celui du mariage. Des cycles de toutes longueurs enchâssés dans un cycle d’une vie, enchâssée dans le cycle d’un monde. Avec son lot de perturbations qui doivent être absorbées, et digérées, ou isolées ou rejetées.
Suivre le cycle de la nature.
Dans ce monde les machines et leur bruit incessant sont tenus à distance.
Un monde où les sens sont encore à égalité pour percevoir les choses.
Une écriture où chaque mot est semé au bon moment dans le cycle de la phrase pour germer et croître dans la tête du lecteur.
Philippe

Il s’agit de pièces closes. On les devine aérées au minimum, avec réticence, juste ce qu’il faut pour chasser les odeurs, et encore…
Il s’agit de gestes, économes et efficaces.
Il s’agit de repas silencieux meublés par la télévision.
Des gens occupent ces lieux, c’est la famille. Chacun a son rôle précis, sa fonction, sa place à table. Les regards ne se croisent pas ou alors à la dérobée : ils se portent sur les objets, sur le travail et sur les gens quand ils sont de dos ou regardent autre part.
Il s’agit d’un monde que je ne connais pas du tout, moi qui n’ai jamais eu l’occasion de mettre les pieds dans une ferme, un monde que je découvre d’un livre à l’autre, un monde toujours le même, ils semblent tous cousins : les gens du premier livre, on les retrouve aux trois quarts dans le deuxième livre puis dans le troisième et il ne s’agit aucunement de répétition. La région est la même, les mêmes cieux s’y déclinent. Ces gens, d’un livre à l’autre, je les retrouve avec plaisir. Ces gens sonnent vrai, ils s’animent sous une plume riche, attentive et respectueuse.
« Les derniers indiens », est-il dit.
Jacqueline R.

Il s’agit de Marie-Hélène Lafon,
Elle s’est levé devant ’assemblée dont je fais partie, un de ses ouvrages en main.
Une bonne entrée en matière pour parler de son œuvre dit-elle. Nous faire partager elle-même un de ses textes, nous immerger dans son univers de terre, de terroir, de bêtes et d’histoire d’hommes et de femmes. Nous voilà donc troupeau. Nous ruminons ensemble, nos croupes calées dans un siège, nos pieds reposant par terre et nos regards captivés par ce bout de femme qui en impose.
Très vite on se laisse faire, on se laisse emportés, on est dedans, séduits par la finesse du style, l’humour qu’elle y imprime et l’histoire qu’elle nous livre.
On la voit, ça y est, on est entrés dedans.
Françoise P.