Textes de Jacqueline M.

lundi 21 novembre 2016, par Webmestre

La friteuse à Odile Aubault

Elle est ronde comme un volcan aux pentes douces, adoucies par l’usure des années. D’une douce rondeur . D’une rondeur à caresses. Elle est fine et lisse. Potelée à souhaits. Bordée d’un élégant rebord à filet noir velouté qui court tout autour de son cratère. Elle éclate d’une brillance d’astre. D’astre vert. Vert céladon. D’astre à poignées satellisées. A poignées noires . Noir bakélite. Ecornée d’un côté , bouillonnante d’ huile végétale et blanche qui s’éruptive en sa large cheminée enténébrée d’ émail noir harmonisé. Magma en fusion qui grésille, pétille, cloque, boursoufle, brûle. Lave en coulée, qui roussit des bâtonnets de tubercules terreuses mais épluchées.
C’est un volcan vieux d’un demi siècle. Sans triple fond. Indétrônable des plaques à induction de la cuisine ivoirée qui n’ont pas osé protester, qui la chauffe, la réchauffe, l’échauffe, la surchauffe en éruption joyeuse chaque samedi à midi.
A l’heure sacrée des pommes de terre frites.

Odile Aubault : Orpheline. Dans une famille d’accueil placée. Interne au Lycée. Boursière comme on disait. Elle échoua au baccalauréat. On lui retira sa bourse. Pour des raisons de dates, elle ne put assister à mon mariage. Quelques jours après les festivités, je reçus un gros paquet cartonné de kraft. Dedans, la friteuse. Puis, plus rien malgré mes recherches. Un cadeau resté précieux.

Lire le journal

Le matin vers 10 heures. Dans le petit canapé gris du salon. On dit petit parce qu’il y en a un grand que l’on dédaigne. Mal placé. Loin de la fenêtre qui laisse entrer un flot de lumière justement sur ce petit canapé très affectionné .
Dos calé sur un coussin, calé sur un accoudoir. Jambes allongées recouvertes d’une couverture noire en harmonie avec le reste de la déco.
Position rituelle d’importance. Lire commence avant la lecture.
Recroquevillé, aplati en quatre épaisseurs à la pliure arrondie, le papier encré , fin et gris du journal transpire le froid.
Malmené, épuisé, par l’impression nocturne des rotatives brutales et bruyantes, par les livraisons violentes, il résiste.
Mou, humide de l’humidité matinale qui s’est glissée dans la boite à lettres, il s’échappe.
Alourdi, il s’ anéantit sous le poids des nouvelles du Monde trop lourdes à porter pour des pages sans tenue, numérotées de 1 à 9, dans un quotidien qui en compte 38. Un manque de référence vexante pour les marchés agricoles, la Bourse, le sudoku n°1518, la météo et les rubriques Cultures- Magazine.
Demi dépliage. Interpellation de la UNE puis de l’édito. On survole les mots en capitales grosses-grassses-rouge, sans écouter vraiment leur cri. On y reviendra.
Dépliage entier. Interpellation de tous les titres de la première page lus en diagonale qui questionnent, inquiètent à voix haute. On survole les mots en capitales, grosses-grasses-rouge sans écouter vraiment leur cri. On y reviendra.
D’un retournement vif des feuillets qui s’amollissent, on file à la dernière page rencontrer les héros du jour, les événements extraordinaires, le chat qui s’est perdu puis retrouvé.
Le papier se réchauffe encore. Il se laisse aller à la tournante échevelée des pages, plus conciliant, plus détendu, plus confiant. De la dernière à la première, il délivre ses secrets sur les programme-télé, la météo, reste muet sur les pages sport, accepte le décorticage des obsèques, de la page Fougères et de ses communes environnantes, des films programmés, des drames, et de la gouvernance des peuples.
Cette fois ça y est , le papier chante sa chanson de papier journal recyclé à la bordure dentelée, qui confie ses secrets. Il devient lisse et doux, il se laisse friper, friser, écorné à chaque page. Il ne craint plus la déchirure, l’écorchure vive qui laisserait dégouliner un sang d’encre. Il se laisse faire. Il se livre, se délivre et s’allège de ses pesantes nouvelles enfin partagées.
Puis, replié en quatre, il respire, soupire , s’affaisse et s’endort soulagé, sur le bord du petit canapé gris du salon .
JM