Texte de Jacqueline R

samedi 15 avril 2017, par Webmestre

Grand, le teint uniformément bronzé, Faber occupe l’espace avec aisance et discrétion. Sa voix calme et mélodieuse, son sourire discret font merveille dans le poste de police. Les loubards les plus teigneux tombent malgré eux sous le charme. Seule une certaine fixité du regard indique qu’on a affaire à un robot humanoïde du type Asimov 5, le modèle qui reste le plus coté malgré ses 340 ans.

Faber patrouille dans les rues désertes. Une partie de lui veille à l’ordre et à la sécurité, l’autre partie, la plus humaine, compare ce qu’il voit à ses souvenirs de la grande capitale, transformée au cours des siècles en mégapole puis mégalopole. Son scooter positronique ultra-silencieux traverse le Rossio sous l’œil impavide de la statue de João Carneiro, l’avant-dernier dictateur, celui qui a poussé des millions d’humains à émigrer à l’autre bout du système solaire. Les lampadaires se reflètent sur les immenses dômes de plastique dont on a entouré les monuments, pollution oblige : la tour de Belém, le monastère des Jerónimos, le château St Georges prennent des allures de gros poissons rouges figés dans leur bocal. Faber soupire : son sens des proportions, de l’harmonie se trouvent désagréablement titillés. Il pousse vers le nord-ouest, toujours pas un chat. La forêt de Sintra, jadis paradis des botanistes, a disparu et le grand à-pic dénudé dégringole jusqu’à la mer avec un flagrant manque de poésie. Les villes de Cascais, Estoril, Queluz ont été rattachées à la mégalopole, on a abattu les habitations pour donner place à des usines de levure pour l’alimentation humaine et des centrales électriques. La mer de Paille, entre Lisbonne et Cacilhas, se hérisse d’éoliennes et seul, un double chenal bien délimité permet le passage de bateaux de plus en plus rares. Les gens ont déserté les immeubles de cent étages de la capitale et préfèrent occuper les bâtiments à taille humaine construits sous la surface du sol. Ils y circulent en métro et sur des tapis roulants. C’est là-dessous que Faber aurait dû patrouiller mais il a voulu souffler - un robot peut-il souffler ? – et s’offrir une longue balade à l’extérieur.
Il est tard. Il fait demi-tour, longe l’estuaire du Tage direction centre, puis les quais du Sodré vierges de navires, la rue de l’Arsenal, la rue da Prata, le Rossio, l’ancienne avenue de la Liberté, demi-tour encore, le quartier du Chiado, la rue Garrett, au bout, la place Camões . Il gare sa machine et va s’asseoir au pied de la statue du grand poète lusitanien, à l’abri dans sa bulle de plastique transparent. Il se récite mentalement quelques strophes de son épopée « Les Lusiades », s’interrompt en proie à une soudaine perplexité : quelle épopée pourrait-on écrire aujourd’hui sur un quotidien si froid, si terne ? Et qui ? Lui, Faber ? L’idée le fait sourire : il s’imagine près de Camões, hiératique sous sa bulle de plastique, avec un écriteau : « Faber, le premier robot poète, le chantre de la mégalopole » !
Il rêve ou Camões vient de lui adresser un clin d’œil ?