Texte de Roselyne

mercredi 12 avril 2017, par Webmestre

Mégapole
La jeune femme est assise bien droite au centre de la frêle embarcation, ses longs cheveux argentés enveloppent ses épaules comme une écharpe, ses bras musclés tiennent fermement les rames, elles s’enfoncent sans même un clapotis dans l’eau sombre.
Tout est silence autour d’eux, juste de temps en temps un cri aigu, un animal sans doute, rampant ou volant elle ne sait pas. Bientôt le crépuscule sera là mais la chaleur pèse encore et son débardeur en PVC mandarine lui colle à la peau.
Elle longe la berge, son œil balaie l’ombre touffu des fougères géantes d’un vert profond, rien ne bouge, ils sont seuls sur le Couesnon, ce fleuve dont elle connaît les moindres méandres, il n’y a pas si longtemps elle a pris un bateau bulle pour aller au mont saint Michel, elle voulait voir ces ruines grandioses, elle a même pu sortir avec une tenue adaptée, ce fut une belle journée qui restera hélas exceptionnelle, le temps de décontamination au retour fut si fastidieux qu’il lui a ôté l’envie de recommencer de sitôt !
Elle profite du courant pour relever les rames, le canot file, le petit garçon, allongé de tout son long à l’avant glousse, il a relevé ses bras de chaque côté de son corps, il mime le vol d’un oiseau, il tourne son visage d’ange vers elle, son sourire est merveilleux d’innocence, il vient se blottir entre ses bras, il émet de doux borborigmes qui font bouillonner sa salive en de minuscules petites bulles, la jeune mère soupire d’aise, son chérubin ressemble trait pour trait aux photos du catalogue, un vieux catalogue oublié mais encore en service, oh la la, que de mises en garde elle a subit, on lui a seriné que le résultat n’était pas garanti, de plus elle voulait le porter dans son ventre "à l’ancienne ", ce n’était pas interdit quoique complètement désuet, elle a bataillé et gagné et désormais elle a ce magnifique enfant, une espèce protégée avec tout les avantages qui vont avec, plus de confort, accès à la culture, voyages autorisés etc... Bien sûr il y a eu quelques ratés, il bave en permanence, il ne parle pas, juste ces gargouillis mais c’était peut-être le langage de ces humains dont il ne reste que quelques échantillons au fond de réserves lointaines ou de laboratoires clandestins, quelle chance elle a eu de tomber sur ce catalogue ! Elle plonge avec délice ses mains dans la douce tignasse dorée, elle contemple ses longs doigts d’artiste, six à chaque main, après un travail acharné et grâce à son fils, ils vont enfin lui apporter gloire et fortune, elle va devenir bientôt une pianiste de renommée internationale, ils pourront quitter la mégabulle n°6, elle donnera des concerts partout, dans toutes les bulles, ils voyageront en tgbulle ou même en airbulle, elle imagine son nom en grand, en haut de l’affiche "Michèle Morgan" et son visage en gros plan avec cet œil immense, d’un bleu profond, si joliment positionné au milieu de son front d’albâtre.
Un raclement sec la ramène au présent, le canot a heurté un muret en pierres, ils sont arrivés dans les douves du vieux château médiéval, elle manœuvre adroitement se faufilant dans un étroit boyau qui débouche sur une esplanade à l’intérieur de la forteresse complètement délabrée. Elle amarre le bateau à côté d’un tas d’autres barques de toutes tailles, elle saisit la main potelée de Chérubin et ils se dirigent vers un campement dont l’entrée est contrôlée par quelques mutants aux faciès inquiétants, elle montre la face interne de son poignet, une patte blanche y est tatouée, c’est le sésame pour entrer.
A l’intérieur un silence épais, quasi religieux, de temps en temps quelques bruissements, quelques murmures, la jeune femme et l’enfant écarquillent les yeux devant le spectacle qui s’offre à eux, sur les étals, des fruits et des légumes frais, contaminés bien sûr comme tout sur terre depuis des siècles mais c’est la première fois qu’elle en voit, elle est émue, elle ne sait pas le goût que cela a mais elle sait que ce serait différent des pilules qu’ils avalent chaque jour, elle salive et rougissante essuie d’un revers de main sa bouche d’où coule un léger filet de bave.