La journée de Françoise

dimanche 16 septembre 2012, par Philippe Boulnois

Le mardi pour Françoise c’est la belle journée.
D’abord, pas de réveil-matin, c’est la journée de récupération. Ce n’est pas pour autant la « grasse mat ». Pour Françoise, un jour où l’on peut faire ce qu’on veut on doit en profiter ! Dès que ses yeux s’ouvrent sur le monde, une pensée lui vient, qui met un sourire sur sa bouche « on est mardi ! on est mardi ! ».
Si elle était encore ado, elle dirait « ouais trop bien le mardi, trop bien ! ». Mais à la trentaine frôlé elle ne dit mot. N’empêche le mardi c’est trop bien !
D’abord, elle a tout son temps sous la douche. Bon elle n’exagère pas quand même, depuis qu’elle a assisté à une conférence sur la raréfaction des sources d’énergie fossiles et le réchauffement de la planète... mais sentir l’eau qui tombe en pluie sur son corps et qui dégouline en la chatouillant, surtout dans les recoins où les gouttes doivent un peu s’accumuler pour rouler sur la peau, hum ! c’est trop bien !


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Civilité

Le petit déjeuner lui permet de se mettre au courant des événements importants du jour : « … le dernier français en lice éliminé en quart de finale, … blessé au genou l’ailier droit ne pourra jouer demain soir, … en banlieue nord encore trois voitures brûlées par des voyous… ». Elle écoute d’une oreille rêveuse, de toute façon la « politique » ça ne l’intéresse pas beaucoup Françoise…
Aujourd’hui il fait grand soleil. En traversant le jardinet qui devance sa maison, elle admire et hume quelques-unes des roses anciennes qui la frôlent sur son passage. Ce rosier était là quand elle a emménagé, mais dans quel état ! Presque étouffé par le lierre, rongé de pucerons, encombrés de rameaux morts. Quelques mois de soins attentifs cajoleries horticoles ont suffi pour lui redonner fière allure, et ses roses petites et simples ont un parfum délicieux. Françoise est heureuse, surtout le mardi.
Françoise est une fille sérieuse. Personne ne peut se vanter de l’avoir vue rentrer chez elle, tard le soir, un garçon au bras. Pourtant ce ne sont pas les occasions qui doivent lui manquer, son allure légère, son sourire toujours à fleurs de lèvres, ses petites robes de tissu flottant, que le vent plaque malicieusement contre elle, la font, à tout le moins, facilement suivre du regard. Tenez justement, là, voyez vous même ! Elle passe sur le trottoir. Deux gars sont en train d’ouvrir la chaussée. Celui qui tient le marteau piqueur la regarde et lui fait un clin d’oeil. Elle lui répond, innocemment, par un éclat des yeux et un rire enjoué. C’est bien parce que le lourd tuyau de caoutchouc noir est relié au compresseur au poids pachydermique, et que le chef de chantier le plaque du regard que l’ouvrier ne précipite pas pour l’aborder. Et tandis qu’elle s’éloigne avec insouciance, le marteau piqueur attaque le bitume avec une rage désespérée...
Françoise se dirige vers la bibliothèque municipale. Elle y entre d’un pas décidé, monte à l’étage et s’arrêt devant le rayon 595.7. Françoise est passionnée d’entomologie. Elle prend quelques volumes et s’absorbe dans une lecture attentive.
Vers 13 heures elle ressent une petite faim, alors elle laisse les hyménoptères, les mécoptères, les coléoptères, et les odonates. Sortant de la bibliothèque, elle se dirige vers le kebab au coin de la rue. Mais si, vous savez bien, celui qui se trouve à côté du café « Au Corsaire Repentant ». Elle commande un kebab mouton avec des olives noires. Elle avance dans le petit couloir qui tient lieu de salle, s’installe sur un des tabourets, elle commande aussi un verre d’Anjou rouge.
13h30, elle déambule dans les rues piétonnières et finit souvent par trouver un petit quelque chose de seyant, un chandail, une jupe, un chemisier, un collier, ou même parfois un chapeau.
Vers 15 heures elle se dirige vers la piscine. Car la deuxième passion de Françoise c’est l’eau. Quand elle a des vacances, elle préfère la mer. L’eau est plus fraîche, elle doit se battre avec les vagues et tout cela l’amuse. Ici la piscine c’est plus tranquille. Malgré tout, elle ne boude pas son plaisir. Sa nage est rapide, mais c’est plutôt dû à son corps fuselé et à sa technique qu’à sa force musculaire ; elle n’a rien des nageuses de feu l’Allemagne de l’est.
Françoise et l’eau c’est une histoire d’amour. Elle plonge presque sans faire d’éclaboussures. Sa nage est une caresse toute en grâce et en harmonie. Quand elle se déplace sous l’eau par une ondulation de tout son corps, il n’y a pas de risque qu’elle se noie, car les yeux du maître nageur la quittent rarement. Il vous dira qu’il fait son métier, et qu’il admire la maîtrise technique, mais la blancheur de ses phalanges, verrouillées sur son siège de métal, et sa respiration courte vous en diront bien davantage.
Vers 17 heures Françoise sort de l’eau. Elle est sait qu’il l’attend, comme tous les mardis, à la même heure et au même endroit.
Elle s’est séchée et changée. Un petit chemisier de coton blanc et un short couleur beurre-frais font ressortir son élégante silhouette. Longeant le grand bassin extérieur, elle se dirige vers la terrasse, là où l’on sert des rafraîchissements. Son coeur bat un peu plus fort.
Un instant son ventre se noue, elle ne le voit pas. Luidgi l’aurait-il oubliée... Ce serait la première fois en un an ! Luidgi est ponctuel et il est toujours là le mardi puisque c’est lui qui sert au bar. Mais non, il ne l’a pas oubliée, elle l’aperçoit. Elle a un peu de mal à maîtriser son émotion. Ses efforts dans la piscine lui ont pris toute son énergie, ses jambes flageolent un instant. Il est là ! Il est là ! Une délicieuse moiteur lui vient entre les cuisses. En s’approchant, elle voit son teint ambré, sa peau nacrée, sur lequel ruisselle le caramel, il est là son riz au lait !
C’est trop bien le mardi !
Trop bien !